En à peine 15 ans, les réseaux sociaux ont bouleversé les codes de la communication : les marques s’y racontent, recrutent, engagent, vendent.
Facebook, Instagram, X, LinkedIn, YouTube… ces plateformes sont devenues des réflexes, des standards, des piliers quasi-indiscutables.
Mais à l’ombre de ces géants, un nouvel écosystème voit le jour : le Fediverse, une alternative plus discrète, fondée sur d’autres valeurs. Un Web social décentralisé, ouvert, fédéré, interopérable.
Alors, faut-il s’y intéresser dès maintenant, quand on est une entreprise ou une marque, même si personne ne vous le demande (encore) ?
Je vous propose ici un décryptage stratégique, accessible et nuancé.
Car au-delà de l’aspect technologique, le Fediverse nous interroge sur notre façon de communiquer, de créer du lien… et de choisir nos espaces numériques.
- Le Fediverse est un écosystème social décentralisé et interopérable
Basé sur des protocoles ouverts comme ActivityPub, il permet à différentes plateformes (Mastodon, PeerTube, Pixelfed…) d’interagir sans qu’un seul acteur contrôle l’ensemble. Chaque instance est autonome, avec ses propres règles et communautés, offrant plus de liberté et de souveraineté numérique. - Un intérêt croissant, porté par des signaux faibles et des mouvements visibles
Le rachat de Twitter par Elon Musk a accéléré la recherche d’alternatives, faisant exploser l’adoption de Mastodon. Des acteurs publics, médias et collectivités testent déjà ces plateformes. Même Meta, via Threads, s’ouvre à ActivityPub, confirmant la légitimité du modèle. - Des valeurs en phase avec les attentes émergentes des utilisateurs
Le Fediverse répond à la fatigue des réseaux centralisés : rejet des algorithmes opaques, des publicités intrusives et de la monétisation massive des données. Il attire les communautés en quête de confidentialité, d’authenticité et de contrôle sur leur environnement numérique. - Pertinent pour certaines marques dès aujourd’hui
Les marques engagées, institutions et acteurs publics peuvent y gagner en crédibilité et cohérence avec leurs valeurs. Les entreprises privées peuvent adopter une approche progressive, tester des formats plus humains et préparer leur stratégie à un Web social plus ouvert.
1. Le Fediverse en 2 minutes : de quoi parle-t-on exactement ?
Le Fediverse – contraction de « federated universe » – désigne un ensemble de plateformes sociales interconnectées, qui communiquent entre elles grâce à des protocoles ouverts, dont ActivityPub est le plus répandu (et reconnu par le W3C comme standard du Web).
Contrairement aux plateformes centralisées comme Meta, X ou YouTube, le Fediverse repose sur une logique de fédération. Autrement dit, il s’appuie sur une multitude d’instances indépendantes, que chacun peut créer, héberger et administrer librement.
Ces instances forment autant de « mini-réseaux sociaux » qui peuvent interagir entre eux de manière fluide, tout en conservant leur autonomie.
Vous trouverez après quelques exemples de plateformes du Fediverse et leur usage principal :
Plateforme | Usage principal | Alternative à |
Mastodon | Microblogging | X |
Pixelfed | Partage d’images | |
PeerTube | Vidéo | YouTube |
WriteFreely | Blogging | Medium |
Lemmy | Forums décentralisés |
Et concrètement, comment cela fonctionne-t-il ?
Imaginons que vous ayez un compte Mastodon.
Vous pouvez l’utiliser pour :
- Suivre un photographe sur Pixelfed
- Lire un article publié sur WriteFreely
- Commenter une vidéo partagée sur PeerTube
Le tout, sans avoir à créer un nouveau compte sur chaque plateforme.
C’est l’un des grands avantages du Fediverse : l’interopérabilité native, sans friction.
2. Pourquoi ce sujet devient stratégique, malgré sa faible visibilité
Soyons honnêtes : le terme Fediverse n’est pas (encore) sur toutes les lèvres.
Il apparaît peu dans les tendances sur Google Trends, et il est rarement mentionné sur LinkedIn.
D’ailleurs, c’est seulement la deuxième fois que je vous en parle ici sur le blog.
Et pourtant, depuis 2022, quelque chose évolue.
L’intérêt pour les alternatives se renforce, notamment chez les développeurs, les journalistes tech, les institutions publiques, les acteurs du libre et certaines personnalités politiques.
Des signaux faibles, voire quelques mouvements plus visibles, laissent penser que le modèle centralisé des grandes plateformes est de plus en plus questionné.
On parle moins d’adhésion automatique, et davantage de choix réfléchis : rester, partir, diversifier ses canaux, réduire son exposition.
Le rapport aux plateformes devient plus critique, plus lucide, y compris chez ceux qui en dépendent au quotidien.
Un tournant déclenché par le rachat de Twitter
Tout commence fin 2022, avec le rachat de Twitter (devenu X) par Elon Musk.
Licenciements massifs, flou sur la modération, retour de comptes extrêmes… La plateforme bascule dans une nouvelle ère, marquée par l’incertitude.
Résultat : une vague d’utilisateurs quitte Twitter, cherchant des alternatives plus éthiques, plus ouvertes, moins dépendantes d’un acteur unique.
C’est dans ce contexte que Mastodon, réseau phare du Fediverse, connaît un pic de croissance sans précédent :
- De 300 000 à plus de 2,5 millions d’utilisateurs actifs en quelques semaines,
- Et plus de 9 millions de comptes créés début 2023.
Le Fediverse vient de sortir de sa niche.
Je vous laisse deviner, dans le graphique ci-dessous, quand Elon Musk a racheté Twitter.
Des signaux faibles à ne pas négliger
Plusieurs signaux faibles confirment cette dynamique émergente.
Ils traduisent un intérêt qui semble s’inscrire dans la durée, plus structurel que conjoncturel.
En voici quelques exemples :
- Institutionnalisation progressive : certaines collectivités locales, bibliothèques, universités ou médias commencent à expérimenter Mastodon ou PeerTube pour créer des espaces d’expression autonomes, hors des grandes plateformes.
- Appels à la régulation européenne : dans le cadre du RGPD ou du DSA, les modèles décentralisés sont de plus en plus envisagés comme des alternatives crédibles aux géants du Web, notamment pour répondre aux enjeux de transparence, de modération et de portabilité des données (ex : Gaia-X ou l’European Blockchain Services Infrastructure).
Des mouvements visibles qui valident le modèle
Meta s’ouvre à ActivityPub : un tournant symbolique
En 2023, Meta a surpris tout le monde en annonçant que sa nouvelle plateforme Threads allait devenir compatible avec le protocole ActivityPub (souvenez-vous, celui-là même qui alimente Mastodon, PeerTube et tout l’écosystème Fediverse).
C’est un geste fort : un acteur centralisé, historiquement fermé, reconnaît la légitimité d’un modèle distribué.
Les raisons sont sans doute stratégiques : soigner son image, répondre aux attentes des régulateurs, ou capter un mouvement sans repartir de zéro.
Mais, le signal est clair : le modèle fédéré entre dans une nouvelle phase.
Et d’autres acteurs suivent le mouvement
- Flipboard permet à ses utilisateurs de suivre des comptes Mastodon directement dans son app – une passerelle concrète entre Web social traditionnel et fédéré.
- Automattic (WordPress.com) rachète un plugin ActivityPub. On peut aujourd’hui publier un article de blog et le rendre accessible aux utilisateurs du Fediverse comme s’il s’agissait d’un post natif.
- Des projets publics européens explorent des infrastructures numériques souveraines et interopérables. Le Fediverse y est mentionné, testé, et parfois déjà utilisé comme alternative sérieuse aux plateformes dominantes (ex : NGI Fediversity, La suite).
Une lassitude croissante envers les plateformes classiques
Ce contexte s’inscrit dans une tendance de fond : la fatigue des réseaux sociaux centralisés.
C’est quelque chose que je perçois souvent en écoutant les conversations autour de moi.
- Trop d’algorithmes opaques, qui décident à la place des membres,
- Trop de contenus dictés par les formats viraux,
- Trop de publicités intrusives, mal contextualisées,
- Trop de dépendance à des plateformes qui peuvent changer les règles du jour au lendemain, sans préavis.
Et au fond, une question qui revient de plus en plus souvent : qui décide vraiment de ce qu’on publie, de ce qu’on voit, et de ce qui circule sur les réseaux sociaux ?
Une évolution portée par les jeunes générations
Chez les jeunes utilisateurs, et plus largement chez les publics sensibilisés aux enjeux numériques, le glissement est net.
On observe :
- Une recherche d’espaces plus confidentiels, plus authentiques,
- Une méfiance croissante envers la surveillance et la monétisation systématique des données,
- Une désaffection pour les plateformes devenues trop uniformes,
- Et une préférence marquée pour des environnements plus humains, moins dictés par les logiques de viralité.
Une question de gouvernance et de souveraineté numérique
Le cas de X est emblématique.
Depuis son rachat par Elon Musk, la plateforme reflète de plus en plus des choix personnels, des intérêts économiques (Tesla, SpaceX…), et des prises de position politiques assumées.
La gouvernance des réseaux sociaux n’est plus neutre, si elle l’a jamais été.
Et pour beaucoup, il devient urgent de réinventer des espaces numériques plus équilibrés, dans lesquels les utilisateurs et les communautés ont à nouveau voix au chapitre.
Confidentialité, souveraineté et contrôle : les vrais enjeux de fond
Les enjeux dépassent la technologie : ils touchent à l’éthique, à la souveraineté, à la liberté d’expression.
Des questions simples, mais fondamentales, émergent de plus en plus souvent :
- Puis-je vraiment supprimer mes données ?
- Puis-je publier sans être surveillé, analysé ou monétisé ?
- Puis-je créer une communauté sans dépendre d’un algorithme ?
Le Fediverse ne prétend pas tout résoudre, mais il propose une alternative crédible, cohérente, et déjà opérationnelle.
3. Est-ce pertinent pour votre entreprise ou votre marque ?
Aujourd’hui, la grande majorité des entreprises n’envisagent pas encore le Fediverse dans leur stratégie social media.
Et c’est compréhensible : l’audience y reste limitée, les outils de pilotage ne sont pas aussi matures, et la culture de ces plateformes suit des codes très différents de ceux des réseaux traditionnels.
Mais, ce n’est pas une raison pour l’écarter d’emblée.
Comme souvent avec les innovations, la vraie question n’est pas seulement : “Mon audience est-elle déjà là ?”.
C’est aussi :
- Qu’est-ce que cette dynamique me dit sur l’évolution des usages ?
- Quel positionnement cela peut-il m’apporter à moyen terme ?
- Dois-je y aller maintenant, ou simplement rester en veille active ?
Voici quelques pistes de réflexion, selon votre profil ou vos priorités.
Vous êtes une marque engagée ou institutionnelle
Si votre marque défend des valeurs comme la transparence, la responsabilité sociale ou la souveraineté des données, le Fediverse peut offrir un terrain aligné avec votre posture.
Y être présent, ou simplement observer ce qui s’y passe, peut renforcer votre crédibilité et nourrir la confiance de vos parties prenantes.
Cela ne se joue pas sur la portée, mais sur la cohérence.
Vous êtes un média, une collectivité, un acteur public
Certaines bibliothèques, collectivités locales, universités ou institutions européennes ont déjà expérimenté Mastodon ou PeerTube pour proposer des espaces ouverts, maîtrisés, interopérables.
Dans un contexte de régulation du numérique et de recherche d’autonomie, ces alternatives s’intègrent bien dans une logique de service public et de communication éthique.
Le Fediverse n’est pas un terrain expérimental hasardeux, mais un espace déjà utilisé – et renforcé – par des acteurs publics.
Vous êtes une entreprise privée (B2B ou B2C)
Dans ce cas, l’approche peut rester tactique et mesurée.
Il ne s’agit pas de déplacer toutes vos ressources, mais de tester intelligemment, en gardant un coup d’avance :
- Observer les usages et les communautés actives
- Tester la publication sur une instance à faible risque
- Expérimenter de nouveaux formats, moins dictés par l’algorithme
- Intégrer certains standards du Web ouvert : interopérabilité, portabilité des données, sobriété numérique
Ce n’est pas un virage immédiat, mais une manière de se préparer à un Web social plus ouvert, moins dépendant, plus maîtrisé.
Freins à anticiper (et pourquoi ce n’est pas si simple)
Avant de se lancer, il faut aussi être lucide : adopter le Fediverse ne relève pas seulement d’un choix technologique, c’est aussi un changement de culture.
Et ce n’est pas toujours facile.
- Difficile de justifier un canal sans ROI clair, sans analytics avancés, sans audience installée.
- Compliqué de “vendre” l’idée en interne, surtout quand les habitudes sont bien ancrées.
- Et dans certaines organisations, la gouvernance des contenus ou la validation institutionnelle peut vite devenir un frein.
Mais ce sont justement ces résistances qui font du Fediverse un espace à observer de près.
Parce qu’il oblige à reposer les bonnes questions. À faire le tri. À sortir de la course à l’engagement pour revenir à l’essentiel : la qualité du lien.
4. Comment y aller sans se tromper ?
Si l’idée de tester le Fediverse vous tente – ou si vous souhaitez simplement mieux le comprendre – la clé, c’est d’y aller progressivement, sans pression.
Inutile d’en faire un nouveau canal marketing dès le départ : on est ici dans un écosystème à part, avec ses propres codes, ses valeurs, et une culture très différente des réseaux traditionnels.
Voici quelques repères pour vous lancer, sans faux pas.
Commencez par observer
Prenez le temps de découvrir comment fonctionne cet univers avant de publier quoi que ce soit.
- Suivez quelques comptes depuis une instance publique (comme mastodon.social, mamot.fr ou piaille.fr).
- Repérez les communautés proches de votre secteur : tech, éducation, culture, open source, ESS…
- Analysez les formats utilisés (ton, fréquence, interactions) : ici, la conversation prime sur la performance.
Choisissez la bonne instance
Chaque instance a sa propre ligne éditoriale, sa modération, son ambiance.
- Certaines sont généralistes, d’autres spécialisées ou territoriales.
- Renseignez-vous sur les règles, les valeurs, les conditions d’hébergement.
- Vous ne rejoignez pas seulement un réseau, mais une communauté avec ses propres usages.
Testez sans objectif de performance
Si vous décidez d’ouvrir un compte, faites-le dans une logique de test et d’exploration.
- Partagez des contenus utiles, des liens, des réflexions…
- Laissez de côté le push commercial et les formats trop formatés.
- Évaluez les retours non pas en vues ou en likes, mais en qualité des échanges.
Connectez vos outils si besoin
Le Fediverse peut aussi s’intégrer à vos pratiques existantes.
- Vous avez un blog WordPress ? Le plugin officiel ActivityPub permet de republier vos articles sur Mastodon comme s’ils venaient d’un compte social
- Vous gérez une communauté ? Certains outils open source (comme Discourse, Ghost, Lemmy ou PeerTube) proposent des passerelles natives avec le Fediverse
5. Le Fediverse changera-t-il vraiment la donne ?
Difficile à dire, et c’est précisément ce qui le rend intéressant.
Le Fediverse n’a pas vocation à « remplacer » Facebook, Instagram ou LinkedIn.
Il propose autre chose : une vision alternative du Web social, fondée sur la fédération plutôt que sur la centralisation.
Mais cela ne veut pas dire qu’il restera marginal.
Ce qui lui manque encore
- Des interfaces plus fluides, plus intuitives pour le grand public.
- Des outils d’analyse, de modération et de gestion de communauté plus robustes.
- Des ponts clairs avec les environnements professionnels (intranet, outils de veille, CRM, etc.)
Ce qu’il apporte déjà
- Un cadre respectueux de la vie privée, sans publicité ni ciblage algorithmique.
- Une résilience technique : pas de serveur central, donc pas de point unique de défaillance.
- Une communauté engagée, souvent pionnière, qui façonne les usages futurs.
Conclusion
Le Fediverse ne remplacera pas les réseaux sociaux tels qu’on les connaît.
Ce n’est pas son but. Et ce n’est sans doute pas ce qu’on doit lui demander.
Mais il propose un cadre différent, plus respectueux, plus cohérent, plus aligné avec des valeurs que de nombreuses marques, institutions et professionnels revendiquent… sans toujours les incarner dans leurs pratiques.
C’est un espace qui invite à ralentir, à publier autrement, à écouter plus qu’à pousser. Un espace qui ne fonctionne pas à l’algorithme, mais à la relation. Et ça, ce n’est pas anecdotique.
Ce que je retiens, personnellement, c’est que la dimension technologique est bien là, mais c’est surtout le basculement culturel qu’elle initie qui me paraît le plus stratégique.
Le simple fait de penser un autre rapport au contenu, à l’audience, à la plateforme.
Le Fediverse ne vous promet pas des résultats immédiats. Mais il vous oblige à reposer des questions de fond.
Et parfois, c’est exactement ce dont une stratégie a besoin pour redevenir pertinente.
Alors non, personne ne vous demande (encore) d’y être.
Mais si vous décidez d’y aller, même un peu, je pense que vous n’en reviendrez pas tout à fait pareil.
A votre tour maintenant
Que pensez-vous du Fediverse ? Avez-vous déjà exploré une instance du Fediverse, ou commencé à vous y intéresser de près ? Voyez-vous ce modèle comme une opportunité… ou comme un pari encore trop lointain pour votre organisation ?